CHAPITRE 5

Chute mortelle d’un fellah.

— Je te demande pardon, Ramsès, dis-je. Sous le choc j’ai parlé sans réfléchir. Je sais, bien entendu, que tu ne manquerais pas d’humanité au point de porter sur toi un couteau et de t’en servir contre un être vivant.

— Je prends bonne note de vos excuses et je les accepte, Mère. Bien que, pour dire la vérité,…

Emerson le fit taire en lui appliquant un linge sur le visage.

— Tiens ceci bien appuyé, Ramsès, cela va faire cesser l’hémorragie.

Je jetai un coup d’œil à Ramsès. Seule une mèche de boucles échevelées et deux grands yeux noirs étaient visibles au-dessus du linge. Comme la « vérité » qu’il avait failli me dire risquait d’être un commentaire sur le fait que je portais habituellement sur moi un couteau (ce qui n’a aucun rapport) ou l’aveu de quelque chose que je préférais ne pas entendre, je ne cherchai pas à en savoir davantage. Ayant constaté que ses blessures semblaient se résumer à ce saignement de nez, je tournai mon attention vers l’autre garçon, qui était en bien plus piteux état.

Emerson avait transporté David dans la chambre de Ramsès et l’avait étendu sur le lit. J’avais été moins tendre avec mon troisième malade : j’avais giflé la patiente jusqu’à ce qu’elle reprenne ses esprits, puis je l’avais poussée sans ménagement dans sa chambre et lui avais ordonné de rester là jusqu’à mon retour. Réunis à cinq dans la cabine de Ramsès, nous y étions très à l’étroit. Abdullah était arrivé sur les lieux juste à temps pour voir Emerson soulever le corps inerte et sanguinolent du garçon. Pas un mot ne lui avait échappé, mais il nous avait suivis jusqu’à la cabine et je n’avais pas eu le cœur de le renvoyer. Il s’était posté dans un coin, telle une statue majestueuse, bras croisés sur la poitrine, visage impassible.

— Comment va-t-il ? s’enquit Emerson en se penchant au-dessus du lit.

— Il est dans un triste état, répondis-je. Sale, famélique, piqué par les puces. Le couteau de son agresseur l’a blessé en deux endroits. La blessure qu’il a dans le dos est superficielle, mais cette entaille à la tempe va demander des points de suture. Je ferais mieux de m’en occuper tant qu’il n’a pas repris connaissance. Va me chercher une bassine d’eau propre, Nefret, s’il te plaît.

Elle obtempéra avec célérité et efficacité, vidant l’eau teintée de sang dans la cruche de toilette et rinçant la bassine avant de la remplir de nouveau.

— Que puis-je faire d’autre ? demanda-t-elle.

Ni sa voix ni ses mains ne tremblaient. Elle avait repris des couleurs. Elle ne risquait pas de s’évanouir à la vue du sang, elle.

— Tu pourrais peut-être examiner Ramsès, lui répondis-je.

Ramsès se leva d’un bond et recula, serrant contre lui les lambeaux de sa tunique.

— Je n’ai nul besoin d’être examiné, lança-t-il. (Mais son ton de dignité offensée était quelque peu contredit par sa figure en sang et son vêtement déchiré.) Je suis parfaitement capable de m’occuper de moi si nécessaire, ce qui n’est pas le cas, vu que seul mon appendice nasal a souffert.

— Mmm, oui, fit Emerson, décontenancé par cet aveu sans fard. Il faut que je te montre comment te défendre contre ce coup en particulier, Ramsès. Ton nez semble tout spécialement…

— Pas maintenant, Emerson, pour l’amour de Dieu, l’interrompis-je. Laisse-le tranquille, Nefret.

Nefret avait acculé Ramsès dans un angle.

— Je ne cherche qu’à l’aider, tante Amelia. Il se conduit comme un petit idiot. Je suis parfaitement habituée à la vue du…

— Laisse-le tranquille, je te répète. Approche la lampe, je ne vois pas assez pour enfiler cette aiguille. Ramsès, lave-toi la figure et puis dis-moi ce qui s’est passé.

— Je montais la garde comme Père m’en avait donné l’ordre, expliqua Ramsès. J’ai pensé qu’il voulait que je surveille David. Il nous avait suivis toute la journée.

— Quoi ? m’écriai-je.

— Il a essayé, comme on dit, de se perdre dans la foule, mais ce fut peine perdue en ce qui me concernait. J’ai songé qu’il avait peut-être été envoyé par Abd el Hamed pour nous espionner. (Ramsès acheva ses ablutions, rajusta sa tunique plus ou moins pudiquement et s’accroupit à côté du lit, à la manière arabe.) Une fois que j’eus éteint la lampe, Bastet et moi avons pris position près de la fenêtre. La nuit était calme, l’air était frais, mes sens étaient aiguisés à l’extrême, vu qu’on m’avait incité à aller me coucher longtemps avant l’heure à laquelle j’y suis habitué. À ce propos, puis-je faire remarquer…

— Non, tu ne peux pas, l’interrompis-je sans lever les yeux.

— Oui, Mère. J’étais assis, comme je vous l’ai dit, près de ma fenêtre. J’avais l’esprit occupé par des sujets philosophiques, que je développerais volontiers si j’étais sûr d’en avoir la permission, mais cela ne m’empêchait nullement de me concentrer. C’est Bastet qui m’a averti de l’arrivée d’un intrus. Je me doutais que ce serait elle, car elle a des sens bien plus développés que ceux d’un humain. Elle a doucement grondé, les poils de son épine dorsale se sont hérissés, et c’est cela qui m’a alerté. J’ai été vite récompensé en voyant apparaître une tête au-dessus du plat-bord. La tête fut suivie d’un corps à l’instant où l’individu se hissait sur le pont. C’est alors que j’ai reconnu David, car, j’avais beau m’attendre à le voir, je n’ai pas l’imprudence de tirer hâtivement…

— Ramsès, fis-je.

— Oui, Mère. David – je l’ai reconnu à sa silhouette et à sa façon de se déplacer – s’approchait des cabines en rampant. Je n’ai pas bougé, car je craignais qu’une action précipitée ne lui permette de m’échapper. Alors que j’attendais qu’il arrive à ma portée, j’ai été quelque peu surpris de voir une autre tête apparaître et une autre silhouette, plus massive, escalader le plat-bord. Croyant me trouver face à deux adversaires, je réfléchissais à ce que je devais faire lorsque le second individu a bondi en avant. J’ai vu le clair de lune étinceler sur l’objet qu’il brandissait. J’ai sauvé la vie à David, dit Ramsès sans fausse modestie, car, grâce au cri d’alarme que j’ai poussé, il a réussi à se tourner de côté, si bien que le couteau a glissé sur son dos au lieu de se planter dans son cœur.

« Je m’attendais à ce que l’agresseur fuie quand il entendrait ma voix, mais il s’est penché au-dessus de David, qui s’était effondré sur le pont, et l’a frappé de nouveau. Alors j’ai sauté par la fenêtre et je me suis colleté avec l’individu.

— Ciel, Ramsès, m’exclamai-je. C’était courageux, mais vraiment stupide.

Ramsès en conclut qu’il était préférable de corriger ce qu’il venait de déclarer.

— Euh… Quand je dis « je me suis colleté », ce n’est pas le terme exact, Mère. Le bonhomme a réussi à me frapper – au nez, comme vous voyez –, et puis, je… euh…, je lui ai donné un coup de pied.

— Où ça ? questionna Nefret innocemment.

— Cesse de le taquiner, Nefret, lui ordonnai-je. Tu as bien fait, Ramsès. En temps ordinaire, je critiquerais cette liberté prise avec les règles du combat civilisé, si tant est que la chose existe, mais lorsque l’un des combattants est un homme costaud armé d’un couteau, prêt à tuer, et que l’autre est un petit…

— Je vous demande pardon, Mère, dit Ramsès en piquant un fard. Voulez-vous que je continue mon récit ?

— Pas pour le moment, répondit Emerson. Le garçon a repris ses esprits, Amelia.

Je reportai mon attention sur David et je vis qu’il avait les yeux ouverts.

— Il va falloir que je lave et que je recouse la blessure que tu as à la tête, déclarai-je dans mon meilleur arabe. Cela va te faire mal.

— Non, fit le garçon, les dents serrées. Je n’ai pas besoin de votre aide, Sitt. Laissez-moi partir.

— Pourquoi es-tu venu ici, David ? questionna Emerson.

— Mon chéri, vous ne devriez pas lui poser de questions pour le moment, il souffre et il a besoin…

— Je n’ai rien contre votre éthique médicale ni vos intentions altruistes, repartit Emerson, parlant anglais comme je l’avais fait. Vous pouvez lui donner vos drogues, lui appliquer des pansements et le recoudre autant qu’il vous plaira, mais il est d’abord essentiel de connaître la raison pour laquelle il a été attaqué et de prendre les mesures nécessaires pour qu’il ne lui arrive plus rien – et qu’il ne nous arrive rien à nous non plus. Eh bien, David ? Tu as entendu ma question.

Cette dernière phrase avait été formulée dans la langue maternelle de David, mais je soupçonnai, aux lèvres pincées du garçon, qu’il avait compris, du moins en partie, ce qu’avait dit Emerson. Abdullah avait compris, en tout cas.

Emerson ne répéta pas sa question. Il attendit, debout, inflexible comme un juge. Puis Ramsès se redressa et se mit à genoux. Les yeux de David se tournèrent vers lui. L’espace d’un instant, j’eus l’impression étrange de voir le reflet de mon fils dans un miroir où il n’apparaissait pas comme il était en réalité, mais comme il aurait pu être si les épreuves et la pauvreté l’avaient transformé. Ses yeux et ceux de David étaient presque identiques par la couleur et par la forme, et ils s’ornaient de la même frange d’épais cils noirs.

Tous deux restaient muets. Au bout d’un moment, Ramsès reprit sa position accroupie et David regarda Emerson.

— Après votre départ, Abd el Hamed a essayé de me battre, marmonna-t-il. Je lui ai fait sauter le bâton des mains et je me suis enfui.

— Il t’avait déjà battu, dit Emerson.

— Oui. Et je m’étais déjà enfui.

— Mais jusqu’ici tu étais toujours revenu.

— Où aurait-il pu aller ? s’exclama Nefret. Faut-il vraiment que vous poursuiviez, Professeur ? Il est évident que…

— Non, ma chérie, ce n’est pas évident, coupa Emerson doucement mais fermement. Il aurait pu retrouver la famille de sa mère. N’est-ce pas vrai, Abdullah ?

Abdullah hocha la tête, mais son visage était si sévère que seul quelqu’un le connaissant aussi bien que moi aurait pu deviner la tendre émotion qu’il n’osait pas manifester. Je comprenais pourquoi David, qui ne connaissait la famille de sa mère que par les propos amers de son père, n’avait pas voulu chercher refuge auprès d’eux. Et puis il était arrivé quelque chose au garçon ce jour-là – la douce sollicitude de Nefret, l’intérêt marqué par Emerson, sa proposition d’aide, et même cette grosse bagarre juvénile avec Ramsès – tout cela combiné avait, peut-être sans qu’il s’en rendît bien compte, pesé sur sa décision.

— Mmm, fit Emerson, qui connaissait Abdullah aussi bien que moi. Tu as donc décidé d’accepter mon offre d’assistance. Pourquoi as-tu attendu la nuit ?

— Je ne suis pas venu demander de l’aide, répliqua David d’un air hautain. J’ai pensé à ce que vous avez dit – j’y ai pensé toute la journée, tandis que j’étais allongé, caché dans les collines, et je me suis dit, je vais aller revoir les Inglizi, je vais leur reparler, et puis peut-être que… Mais ç'aurait été stupide de venir au vu et au su de tout le monde, en plein jour. Je savais qu’Abd el Hamed me rechercherait, qu’il tenterait de m’attraper et de me ramener. Je ne savais pas qu’il irait jusque-là…

— Tu ne sais pas pourquoi il aimerait mieux te voir mort que hors de sa portée.

— Je n’en sais rien. Ce n’était peut-être pas Abd el Hamed. J’ignore qui c’était, ni pourquoi…

Il parlait maintenant d’une voix rauque et faible.

— Cela suffit, Emerson, dis-je fermement. Je vais recoudre cette plaie, et puis il devra se reposer. Tenez-le bien. Ramsès, assieds-toi sur ses pieds.

Mais avant que les grosses mains brunes d’Emerson aient pu se refermer sur les épaules maigres du garçon, il fut repoussé et Abdullah prit sa place.

Ayant eu largement l’occasion de m’entraîner sur Emerson, je me débrouillai fort bien pour faire mes points de suture. David ne poussa pas le moindre grognement et pas un de ses muscles ne bougea. Vu que son grand-père regardait, il n’aurait pas crié si je lui avais amputé la jambe. Toutefois, il était épuisé une fois que j’eus fini, et le front d’Abdullah luisait de transpiration.

Je mourais d’envie de passer le garçon au savon et à la brosse à récurer, mais je décidai de lui épargner cet exercice jusqu’à ce qu’il fût bien reposé. Quelques gouttes de laudanum, qu’il était trop faible pour refuser, m’assurèrent qu’il se reposerait. Là-dessus j’ordonnai aux autres de retourner à leur cabine.

— Je suis dans ma cabine, précisa Ramsès.

— Exact. Tu pourras dormir sur le canapé dans le salon.

— Si je peux me permettre une suggestion, Mère, il vaudrait peut-être mieux que je dorme ici par terre. Comme cela…

— Inutile de souligner les avantages de ta suggestion, coupai-je un peu sèchement (car je croyais avoir discerné une pointe de sarcasme dans sa phrase initiale). C’est une bonne idée. Il y a des couvertures supplémentaires dans l’armoire à l’extérieur de ma cabine. Réveille-moi s’il y a le moindre changement.

— Oui, Mère.

J’attendis que Nefret nous eût quittés et qu’Emerson fût parti avec Abdullah avant de demander :

— Es-tu blessé, Ramsès ? Réponds-moi sans détour, je te prie. Ne pas dire la vérité serait idiot, ce ne serait pas une preuve de courage.

— Je ne suis pas blessé. Merci de me le demander.

— Ramsès.

— Oui, Mère ?

Il se crispa quand je lui passai le bras autour du corps, mais ce n’était pas de douleur, et au bout d’un moment lui aussi me serra contre lui d’un air gauche.

— Bonne nuit, Ramsès.

— Bonne nuit, Mère.

Je croisai Emerson dans le couloir.

— Qu’a dit Abdullah ? m’enquis-je.

— Rien. Il est terriblement affecté par ce qui est arrivé au garçon, mais il est trop fier pour l’admettre. Le diable emporte ce vieil imbécile têtu. Il se conduit davantage comme un Anglais que comme un Égyptien. D’ordinaire les Arabes ne se font pas tant scrupule à exprimer leurs émotions. S’il s’était montré plus affectueux avec le garçon, David serait peut-être allé le trouver au lieu de venir ici. Je suis prêt à accepter les explications de David jusqu’à un certain point, mais elles n’expliquent pas la férocité de l’agression dont il a été la victime. Et je vous en prie, Peabody, ne commencez pas à échafauder des théories ! Je ne suis pas d’humeur à les écouter, et je veux examiner de plus près ce fragment de peinture murale. Daoud l’a porté dans notre cabine.

— Daoud n’est pas retourné à Gourna, j’espère ? Je veux qu’il…

— Vous me prenez pour un idiot ? Il est sur le pont, devant la fenêtre de Ramsès. Dites donc, Peabody, Ramsès s’est bien débrouillé ce soir, n’est-ce pas ? J’espère que vous le lui avez dit.

— C’était inutile. Permettez-moi de rendre une petite visite à Gertrude, et puis je vous rejoindrai.

Gertrude était endormie, ou faisait semblant de l’être. Je me rendis dans notre cabine.

— Elle est endormie.

— Ou bien elle fait semblant de l’être.

— Ah, fis-je en déboutonnant ma veste. Ainsi donc, cette éventualité vous est venue à l’esprit, n’est-ce pas ?

— Bien sûr. Au stade où nous en sommes, je suis prêt à soupçonner tout le monde de pratiquement tout. Que faisait-elle sur le pont totalement évanouie ?

— Je suppose qu’elle prétendra que le cri qu’a poussé Ramsès pour alerter David l’a réveillée et qu’elle s’est évanouie à la vue du sang. Je crois que nous devrions la renvoyer. Soit c’est une espionne, auquel cas elle est dangereuse, soit elle est innocente, auquel cas, elle est rudement gênante.

Après avoir ôté mes vêtements de dessus, j’enfilai ma chemise de nuit par-dessus ma combinaison-culotte. J’estimai sage d’être prête à toute éventualité au cas où je serais appelée cette nuit. Pour une fois, Emerson ne prêta pas la moindre attention à ce déshabillage, qui d’ordinaire l’intéresse considérablement. Il était penché au-dessus de la table et examinait le fragment peint.

— Regardez, Peabody.

— Oh, dites donc, m’exclamai-je. C’est un roi, Emerson, ce n’est pas notre reine Tétishéri. Le nemès et l’uræus sur son front…

— Tout à fait. Il subsiste seulement des traces du cartouche, mais c’est sans doute celui du mari de Tétishéri. Il est normal qu’il soit représenté dans sa tombe, et il devrait en être de même pour son petit-fils Ahmosis, si elle a vécu sous son règne et si elle a été enterrée par lui.

— Bien sûr ! (Je me penchai pour examiner les détails de plus près.) C’est une belle œuvre d’art, n’est-ce pas ? Je ne savais pas que les artistes de cette période étaient aussi habiles.

Emerson fronça les sourcils et caressa sa fossette au menton.

— Moi non plus. Je me demande si… Oh, bon sang, Peabody, je n’ai aucune envie de faire un cours à cette heure de la nuit. Le simple fait que je ne reconnaisse pas cette pièce prouve assez qu’elle vient d’une tombe inconnue.

— Bien entendu, mon chéri. Peut-on espérer que le reste de la tombe soit décorée de la même façon ?

— Je n’en sais rien. Cependant, cette pièce fait certainement partie d’une plus grande scène. Vous cherchiez quelque chose pour sortir Evelyn de sa léthargie, n’est-ce pas ? J’ai l’impression que cela pourrait faire l’affaire.

— Comment ça, Emerson ? m’écriai-je. Que voulez-vous dire ?

— Il faut que nous commencions à constituer une équipe, Peabody. Et il nous faudra certainement un artiste. Carter copie merveilleusement, mais on ne peut le détourner de ses autres occupations. Nous avons besoin d’Evelyn, et il est grand temps qu’elle reprenne la carrière qu’elle a abandonnée quand elle a épousé Walter. Nous aurons besoin de lui également. Il y aura des inscriptions, peut-être des papyrus. (Emerson s’était mis à arpenter la pièce à grands pas, l’œil étincelant.) Je télégraphierai dans la matinée.

— C’est donc pour des raisons purement égoïstes que vous proposez cela ?

Emerson cessa de faire les cent pas et me regarda d’un air sérieux.

— Outre le fait que, d’après moi, Evelyn possède un rare talent pour capter l’esprit ainsi que les détails de la peinture égyptienne, c’est très exactement ce qu’il lui faut en ce moment – de quoi lui changer les idées, beaucoup de travail, des compliments. Toutefois, elle n’acceptera pas, sauf si nous parvenons à la convaincre qu’elle nous rend service. Il faut que vous la persuadiez.

Je considérai Emerson avec tendresse ; des larmes d’admiration embuèrent mes yeux. Il est si grand et fort, il fait tant de bruit, que même moi j’oublie de temps en temps sa sensibilité et sa délicatesse sous-jacentes. Peu d’hommes auraient compris les besoins d’une femme avec une telle acuité. (Certes, il faut souvent lui rappeler mes propres besoins, mais on peut lui pardonner de me croire unique.) Il avait mis dans le mille. Beaucoup de travail, des compliments, la possibilité d’exercer son don, ainsi qu’un soupçon de danger pour pimenter la sauce – voilà précisément ce dont Evelyn avait besoin, et ce à quoi elle aspirait en secret. Je me rappelai certaine grande ombrelle noire. Personne n’avait su qu’Evelyn possédait cette ombrelle avant qu’elle ne l’utilisât pour maîtriser un cambrioleur.

— Vous avez mis dans le mille, Emerson, dis-je. Nous télégraphierons tous les deux dans la matinée. Même si nous ne retrouvons pas la tombe.

— Nous retrouverons la tombe, Peabody.

— Comment ?

— Il est tard, ma chérie. Venez vous coucher.

 

*

***

 

Je me levai à l’aube, non seulement animée de mon énergie coutumière, mais également stimulée par les activités intéressantes qui m’attendaient. Des ennemis nous cernant de toutes parts, un malade qui nécessitait mes soins, Evelyn à persuader – plus une tombe royale à découvrir et à préserver. Nous aurions certainement à repousser la moitié de la population de Gourna si nous la découvrions – quand nous la découvririons ! Ces perspectives étaient délicieuses.

Laissant dormir Emerson, je me hâtai de gagner la cabine de Ramsès. J’y trouvai les deux garçons en train de converser à mi-voix – si tant est que « converser » soit le mot juste vu que Ramsès était seul à parler. Après avoir examiné le patient, je décidai que la première chose à faire était de le nourrir. Je demandai à Ramsès d’aller chercher un plateau. Cela sembla étonner beaucoup David. Je suppose qu’il n’était pas habitué à ce qu’on le serve. Il mangea de bon appétit, et une fois qu’il eut fini, j’expliquai ce que j’avais l’intention de faire ensuite.

Au terme d’une discussion assez animée, Ramsès suggéra que je lui confie cette tâche. Je refusai au début, arguant que Ramsès devait toujours me prouver son aptitude à se laver tout seul, a fortiori à laver un tiers, mais l’expression de David me fit comprendre qu’il se battrait comme un tigre si je persistais. Seuls une immersion totale et un trempage prolongé auraient l’effet désiré. Aussi laissai-je Ramsès lui administrer ses soins affectueux, puis je partis comprendre mon petit déjeuner.

Les autres s’étaient rassemblés, et après que j’eus fais part de l’état de mon patient, Gertrude dit d’une voix hésitante :

— Je veux vous présenter mes excuses, madame Emerson, pour ma lâche conduite d’hier soir. J’ai eu un tel choc en découvrant ce terrible spectacle. Mais j’aurais dû savoir mieux me dominer. Je vous promets que cela ne se reproduira plus. Le Professeur m’a parlé de ce pauvre garçon. Voudriez-vous que je reste assise auprès de lui aujourd’hui pendant votre travail archéologique ?

— Inutile, répondit Emerson. J’aurai besoin de aide aujourd’hui, Miss Marmaduke. Rassemblons nos affaires, nous allons nous rendre à Louxor après le petit déjeuner.

— Suspect, marmonnai-je après qu’elle nous eut quittés. Très suspect, Emerson.

— Tout vous paraît suspect, Peabody.

— Je ne fais pas confiance à cette femme, déclara Nefret. Elle était sur le pont avant moi hier soir. Qu’est ce qu’elle faisait là ?

Coudes sur la table, Emerson répondit :

— Je n’en sais rien. Qu’est-ce qu’elle faisait ?

— Elle n’a pas eu le temps de faire quoi que ce soit, j’étais presque sur ses talons. Dès qu’elle m’a vue, elle s’est mise à hurler et elle s’est effondrée. Mais si je n’étais pas arrivée à ce moment-là, qui sait ce qui aurait pu se passer ? (Les yeux de Nefret jetèrent des éclairs.) Ne la laissez pas seule avec David, Professeur. Le fait qu’elle propose de rester avec lui était extrêmement suspect.

Emerson nous regarda alternativement, Nefret et moi.

— C’est comme si j’entendais un écho, marmotta-t-il. Je commence à me demander si j’ai la force de faire face à deux comme elles. Ah, bah, « Man tut was man kann ». Je suppose que Ramsès partage vos doutes quant à Miss Marmaduke ? Oui, bien sûr. Ma foi, ne vous tourmentez pas pour David. L’un de nos hommes montera la garde et tant que j’aurai des soupçons sur les motivations de Miss Marmaduke, je la surveillerai de près. Pourquoi croyez-vous que j’emmène cette satanée bonne femme avec nous aujourd’hui ?

Lorsque je retournai dans la cabine de Ramsès, je trouvai David de nouveau au lit, vêtu de l’une des galabiehs de Ramsès. Il avait l’air de quelqu’un qui vient de subir les plus atroces tortures et il n’éleva pas d’objection lorsque je l’examinai – en faisant montre, bien sûr, de la plus grande considération pour sa dignité. Les bleus, entailles et éraflures ne me demandèrent guère de soins, mais l’orteil à la plaie purulente me parut encore plus vilain maintenant qu’il avait été lavé. L’ongle avait disparu et le doigt était très infecté. Lorsque je l’eus nettoyé et pansé, Emerson tambourinait à la porte, exigeant que je me dépêche.

Je lui ordonnai d’entrer.

— Je suis presque prête, Emerson. David, je veux que tu prennes ce médicament.

— Du laudanum ? (Mains sur les hanches, Emerson me regarda de travers.) Êtes-vous certaine que cela soit bien sage, Peabody ?

— Il souffre beaucoup, même s’il ne veut pas l’admettre, répliquai-je. Il a besoin de se reposer.

— Non ! Je ne dois pas…

David fut forcé de s’interrompre vu que je lui avais pincé le nez avec les doigts et lui avais habilement versé le liquide dans la gorge.

— Ne t’inquiète pas, dit Emerson. L’un de tes oncles, ou de tes cousins, bref d’un de tes vagues parents, montera la garde. Tu ne crains rien ici. As-tu encore autre chose à me dire ?

— Non, Maître des Imprécations. Je ne sais pas…

— Nous reparlerons plus tard, dit Emerson. Venez, Peabody… Ramsès.

— J’espère, dit Ramsès dès que j’eus refermé la porte, que vous ne l’avez pas drogué parce que vous craigniez qu’il ne tente de s’échapper, Mère. Il ne le fera pas.

— Il t’a donné sa parole, je suppose, fis-je, sarcastique.

— Oui. Et, ajouta Ramsès, je lui ai promis que, s’il restait avec nous, je lui apprendrais à lire les hiéroglyphes.

Nous n’eûmes pas le temps de continuer la conversation. Gertrude attendait avec Nefret, et Emerson nous fit monter précipitamment dans le canot.

Ramsès se mit à discourir sur les temples de Louxor, et parla sans s’interrompre durant la traversée. Cela me donna la possibilité de mettre de l’ordre dans mes pensées, qui en avaient bien besoin. Nous étions maintenant vraiment très occupés, et nous avions une foule de choses à faire ! Identifier le quasi-assassin de David était essentiel, non seulement pour empêcher David d’être agressé à nouveau, mais aussi afin de savoir pourquoi on tenait tant à l’empêcher de parler. Nous apprendrions peut-être cela de la bouche du garçon lui-même, s’il était prêt à parler – et s’il le savait.

Mais d’abord, il fallait envoyer les télégrammes à Evelyn et Walter. Lisant par-dessus l’épaule d’Emerson qui écrivait, je dus lui murmurer :

— Emerson, croyez-vous vraiment qu’il soit sage de dire que nous avons découvert une tombe royale inconnue ? Je suis sûre que tout Louxor connaîtra le contenu de ce message d’ici la tombée de la nuit, et qu’il en sera de même au Caire presque aussi vite. Tous les voleurs de Gourna vont se lancer à nos trousses, et M. Maspero va nous en vouloir terriblement de ne pas lui en avoir parlé aussitôt, et de plus…

— Écrivez votre propre message, Peabody, et laissez-moi écrire celui-ci, dit Emerson en fronçant les sourcils d’un air autoritaire.

Ce que je fis. Il m’était venu à l’esprit une explication de son comportement. J’y aurais songé plus tôt si j’avais cru Emerson capable de tant de subtile dissimulation.

Le bureau du télégraphe était situé près de l’hôtel Louxor, et Emerson nous proposa de prendre le café dans le jardin de l’hôtel. Cette attitude de sybarite lui ressemblait si peu que je compris qu’il manigançait quelque chose – plusieurs choses, comme je devais le découvrir.

— Il n’y a pas grand monde ici à cette heure-ci, observa-t-il en regardant les touristes éparpillés aux autres tables.

— La plupart sont déjà partis pour Karnak ou sont passés sur la rive ouest, dis-je en accrochant mon ombrelle au dos de la chaise. Seuls les visiteurs paresseux, qui cherchent plus à s’amuser qu’à s’instruire, se lèvent aussi tard.

— C’est un bel endroit, commenta Gertrude d’un ton rêveur. Quelles sont ces fleurs pourpres, qui couvrent le mur derrière nous, madame Emerson ?

— Des bougainvillées, répondis-je. (Car la botanique est l’un de mes passe-temps préférés.) Le climat est tropical, ce qui permet, non seulement à ces fleurs exotiques, mais aussi aux fleurs connues de nos jardins anglais de pousser.

Emerson observait les allées et venues. Perdant patience, il interrompit mon cours.

— Excusez-moi, Peabody, mais il est temps que nous fassions part de nos projets à Miss Marmaduke et aux enfants.

— Allez-y, mon chéri, dis-je, me demandant ce que pouvaient bien être « nos » projets.

Emerson n’a pas pour habitude de tourner autour du pot.

— Je connais l’emplacement exact de la tombe, déclara-t-il.

Nefret et Gertrude réagirent en poussant les exclamations admiratives qu’attend un monsieur de la part des femmes quand il a fait quelque chose pour les impressionner. Ramsès réagit en posant une question.

— Et comment avez-vous découvert cela, Père, si je puis me permettre ?

— J’ai mes méthodes, répondit Emerson en essayant de prendre un air mystérieux. Quant à l’emplacement… Vous aurez la réponse à cette question demain matin, lorsque je vous emmènerai sur le site. Jusqu’ici, Miss Marmaduke, je suis le seul à connaître l’emplacement exact. Même Mme Emerson n’est pas au courant, pour la simple raison que cette information risquerait de la mettre en danger. Vu votre manque d’expérience, vous ne pouvez pas comprendre jusqu’où seraient capables d’aller les voleurs du cru pour apprendre un tel secret.

Gertrude se pencha en avant, les mains jointes comme pour prier.

— Mais sûrement, plus il y aura de gens qui le sauront…

— Je préfère être le seul à courir un danger, dit Emerson, héroïque. Vous imaginez bien que je ne ferais pas courir le moindre risque à ma femme ni à mes jeunes enfants innocents en partageant une informations aussi dangereuse.

Aucun de ceux qui me connaissent tant soit peu n’aurait ajouté foi à un discours aussi idiot, et la tentative de Ramsès pour avoir l’air innocent était loin d’être convaincante. Gertrude aurait pu persister si une exclamation en provenance de Nefret n’avait détourné son attention. Ce n’était qu’un « Oh ! » étouffé, mais prononcé avec une telle intensité que mes yeux se tournèrent vers l’individu qui en était la cause.

Il nous avait aperçus et s’avança vers nous, chapeau à la main, tout sourire.

— Quel plaisir inattendu ! s’exclama-t-il. Bonjour, Professeur, Madame, Miss Forth, maître Emerson. Je n’ose espérer que vous vous souviendrez de moi…

— Bonjour, Sir Edward, répondis-je, pressant fermement le pied de Ramsès. (Cela lui fit articuler un « Monsieur » bourru ; je ne pouvais guère m’attendre à mieux. Quant à Nefret, elle le salua par un sourire et une petite moue.)

Emerson le toisa, de sa tête blonde à ses chaussures bien cirées.

— Bonjour. Nous nous sommes rencontrés l’année dernière, je crois. Vous étiez avec l’expédition Northampton.

— Je suis flatté, monsieur, que vous vous rappeliez une rencontre si fugace.

— Vous, archéologue ? m’exclamai-je, surprise. Le jeune homme se mit à rire avec bonhomie.

— Je ne mérite pas cet honorable titre, madame Emerson, bien que je sois vraiment enthousiaste. Lord Northampton est un lointain parent de ma mère – ou bien, en d’autres termes, je suis un de ses très lointains parents pauvres. Il a eu la bonté de m’engager comme photographe lors de la dernière saison.

Je regrettai amèrement d’avoir laissé le tuteur gaga de Nefret dans l’ignorance de sa conduite scandaleuse avec cet individu ! Il était trop tard à présent. L’expression intéressée sur le visage d’Emerson m’éclaira sur ses intentions. À vrai dire, je me demandai s’il n’était pas venu au jardin dans l’espoir de rencontrer Sir Edward. Il aurait pu s’arranger pour être informé de toutes les nouvelles arrivées à Louxor. (Et, de fait, je regrettai beaucoup de ne pas l’avoir fait moi-même. Les vautours se rassemblaient…)

Sir Edward était resté debout, le chapeau à la main. Emerson lui fit signe de s’asseoir.

— Votre automobile…, commença-t-il.

— Ce n’est pas la mienne, monsieur. Elle appartient à un ami qui me permet de l’essayer de temps à autre. Nous autres parents pauvres…

— Oui, oui, coupa Emerson. Serait-il possible de faire venir un véhicule semblable jusqu’à Louxor, à votre avis ?

— Grands Dieux, Emerson ! m’écriai-je. Quelle idée ridicule ! Même si c’était possible, qu’en feriez-vous ?

Sir Edward me jeta un coup d’œil. Apparemment il s’efforçait de concocter une réponse qui ne risquait pas de froisser l’une ou l’autre des deux parties en présence.

— Il faudrait des pneus spéciaux pour voyager dans le désert, bien entendu. Mais ce sont des véhicule solides. L’année dernière une Stanley Steamer a grimpé jusqu’au sommet du mont Washington.

— Lequel porte peut-être le nom d’un membre de votre famille ? m’enquis-je sur un ton sarcastique en partie excusable.

— Je crois, répondit-il suavement. Le premier président américain descendait de…

— Pour en revenir au sujet de l’automobile, dit Emerson.

— Emerson, fis-je assez sèchement. Vous en oubliez d’être poli. Miss Marmaduke n’a pas encore été présentée à ce gentleman, me semble-t-il.

Tous deux se laissèrent présenter l’un à l’autre avec un manque ostensible d’intérêt. Très suspect… Mais était-ce vraiment le cas ? Ce n’était pas le genre de dame à attirer l’attention d’un jeune cadet impécunieux. Sir Edward, en revanche, était le genre de gentleman à intéresser n’importe quelle femme. Je décidai que seule la réaction de Gertrude était suspecte.

— Vous étiez donc à Drah Abou el-Neggah avec M. Newbury, dis-je en espérant détourner l’attention d’Emerson de la voiture.

J’y réussis, pour le moment.

— Étiez-vous présent lors de l’accident mortel ? questionna Emerson.

— Accident ? (Sir Edward eut l’air aussi éberlué que moi je l’étais. C’était la première fois que j’entendais parler d’une chose pareille.) Il n’y a pas eu d’accident grave. Nous avons eu vraiment de la chance à cet égard.

— L’un de vos ouvriers est tombé de la colline et s’est tué, dit Emerson. Moi j’appelle ça un accident mortel.

— Oh, ça. (Le visage du jeune homme s’éclaira.) Certes. Mais de tels accidents ne sont jamais exclus. Non, je ne crois pas, bien que la date exacte m’échappe, avoir été présent ce jour-là. Est-il vrai, monsieur, que vous ayez l’intention de travailler là-bas cette année ?

— Comment avez-vous entendu parler de ça ? demanda Emerson.

— Par M. Newbury, répondit-il aussitôt et très naturellement. Il a été on ne peut plus aimable l’année dernière, et je lui ai rendu visite avant de quitter le Caire. Je cherche du travail, voyez-vous, et j’avais espéré qu’il pourrait me recommander.

Emerson ouvrit la bouche.

— Combien de temps allez-vous rester à Louxor, Sir Edward ? m’empressai-je de demander.

— Tout l’hiver, si j’ai la chance de trouver une place. Nous autres parents pauvres devons travailler pour vivre.

Cette fois-ci, je ne pus devancer Emerson, car il avait gardé la bouche ouverte.

— J’ai l’intention de travailler à Drah Abou el-Neggah, en effet. Si vous voulez bien dîner avec nous demain soir sur notre dahabieh, j’aurai peut-être quelque chose à vous proposer.

Sir Edward manifesta bruyamment sa satisfaction et je jetai un regard noir à Emerson.

— Il faut que nous partions, Emerson, déclarai-je. À moins que vous n’ayez l’intention de perdre toute la matinée. Vous aussi, Sir Edward, devriez vous mettre au travail.

— Mais, chère madame, je me suis levé à l’aube. (Il ne prit pas la peine de dissimuler son amusement.) J’ai déjà fait le tour des marchands d’antiquités. Lord Northampton est collectionneur, comme vous le savez, et j’avais espéré trouver quelque chose qui serait susceptible de l’intéresser. Toutefois, les meilleurs magasins étaient fermés – pour une durée indéterminée, m’a-t-on dit.

— Quoi ? (Emerson se leva d’un bond, renversant la chaise.) Est-ce d’Ali Murad que vous voulez parler ?

— Ma foi, oui.

— Enfer et damnation ! cria Emerson. (Les pauvres fleurs tremblèrent et firent pleuvoir sur nous une averse de pétales pourpres.) Venez, Peabody. Dépêchez-vous !

— Vous voudrez bien nous excuser, Sir Edward, dis-je.

— J’espère que ce n’est pas à cause de moi.

— Ma foi, si, mais vous ne pouviez pas vous douter de sa réaction, admis-je.

Sir Edward aida Nefret à se lever de sa chaise. Elle veilla bien à ne pas le regarder, pas même lorsqu’il prit une fleur tombée dans ses cheveux, en souriant et en murmurant un mot d’excuse. Tandis que nous nous hâtions de partir, je le vis glisser la petite fleur dans la poche de son gilet. Il fit en sorte que Nefret le remarquât également.

Heureusement je savais où Emerson devait aller, vu qu’il avait disparu comme nous atteignions notre destination. Nous le trouvâmes en train de donner des coups de pied dans la porte close de la maison d’Ali Murad.

— Continuez donc, Emerson, si cela peut vous calmer les nerfs, observai-je. Donner des coups de pied dans la porte ne peut servir à rien d’autre. Nous pouvions nous attendre à ça.

— Mmm, fit Emerson. Du moins, moi j’aurais pu m’y attendre. Cette vieille canaille est plus maligne que je ne croyais.

— Et plus coupable, Emerson.

— Peut-être, Peabody, peut-être.

— Mais s’il a peur de nous, cela suffit-il à expliquer sa fuite ? Nous sommes déjà en possession du renseignement et du fragment peint que vous vouliez. Pourquoi chercherait-il à nous éviter ?

Emerson lâcha un juron.

— Bon sang, Peabody, vous avez encore raison ! Le seul complice qu’il ait nommé, c’était Abd el Hamed. Ali Murad ne risquait rien en nous disant cela. Nous avions déjà des doutes sur Abd el Hamed, et nous aurions pu obtenir son nom grâce à plusieurs autres sources. Non, si Murad s’est mis au vert, c’est parce qu’il a peur de quelqu’un d’autre. Nous ferions bien d’avoir une autre petite conversation avec Abd el Hamed. Si Ali Murad l’a prévenu, lui aussi s’est peut-être caché.

— Ou bien on l’a fait taire définitivement, dis-je.

— Vous voyez toujours les choses du bon côté, Peabody. Vite, retournons au canot.

Je n’aurais pas été affligée outre mesure de trouver Abd el Hamed baignant dans son sang. Toutefois, quand nous parvînmes à sa maison, il prenait le soleil, assis sur un banc dans le jardin, et fumait un narguilé. Il avait un air si faussement détendu que je le soupçonnai d’avoir été prévenu de notre arrivée – s’attendant même, en fait, à notre visite.

Emerson interrompit ses salutations obséquieuses.

— Tu es encore là, hein ? Ali Murad est plus malin que toi ; il est parti se cacher.

Hamed ouvrit la bouche, affichant une surprise exagérée.

— Mais pourquoi ça, ô Maître des Imprécations ? Ali Murad jouit sans doute de vacances bien méritées. Hélas, je n’ai pas les moyens de m’offrir un tel luxe.

— En ce cas, j’ai perdu mon temps en m’empressant de venir te prévenir, dit Emerson. Mais tu ignores peut-être que le garçon est toujours vivant.

Le coup porta. La figure hideuse d’Abd el Hamed était rompue à la tromperie, mais le tuyau de sa pipe lui échappa de la main.

— Ton domestique a été négligent, poursuivit Emerson. Ce n’est pas la peine que tu en envoies un autre. David m’a raconté tout ce qu’il savait, et j’en ferais une affaire personnelle s’il était attaqué alors qu’il est sous ma protection.

Hamed s’était ressaisi.

— Je ne suis absolument pas au courant. Je n’ai envoyé personne à la poursuite de ce garçon. Il s’est échappé de chez moi. C’est un menteur, un ingrat, un voleur…

— Cela suffit, dis-je. Emerson, si l’on fouillait la maison ?

— À quoi bon ? (Emerson sourit à Hamed, qui tournait autour de nous comme une poule folle.) Nous avons beaucoup à faire avant de nous attaquer à la tombe demain matin. (Il glissa la main dans sa poche et jeta une pièce au vieil homme.) Pour tes vacances, Hamed.

Suivis par la foule habituelle des curieux, dont une chèvre et plusieurs poulets, nous descendîmes la colline et nous dirigeâmes vers la maison où séjournaient nos hommes. Selim fut le premier à arriver à notre hauteur. Il nous lança aussitôt, surexcité :

— Est-il vrai, Maître des Imprécations, que vous ayez découvert la tombe ? Où est-elle ? Quand commençons-nous ?

Emerson fronça les sourcils, mais je vis qu’il était extrêmement content de lui. Il me décocha un regard entendu avant de déclarer à haute voix :

— C’est un secret, Selim, qui n’est connu que de moi. Venez tous dans la maison. Un homme sage ne crie pas sur les toits ce qu’il fait.

La conférence ne dura pas longtemps, vu qu’Emerson (j’avais commencé à m’en douter) n’avait rien de spécial à dire. Il pinça les lèvres, prit un air mystérieux et lâcha quelques vagues allusions. Toutefois, les hommes furent extrêmement impressionnés. Après que Emerson leur eut ordonné d’être prêts dans un jour ou deux, nous partîmes. Une fois dehors, m’attardant pour renouer mon lacet, j’entendis l’un d’eux dire avec une crainte respectueuse :

— Seul le Maître des Imprécations pouvait apprendre un tel secret.

— Non, ce sont les pouvoirs magiques de la Sitt Hakim, insista Selim.

— Ou les pouvoirs magiques de son fils. Il est bien connu qu’il parle avec les affrits et les démons…

Je me gardai de répéter ces propos à Emerson.

— Et maintenant ? m’enquis-je après l’avoir rattrapé.

— Le déjeuner, répondit Emerson. Laissez-moi vous aider à monter sur votre âne, Miss Marmaduke.

Enhardie par cette amabilité, Miss Marmaduke déclara :

— Je suis fascinée mais éberluée par tout ce que vous avez fait ce matin, Professeur. M’expliquerez-vous pourquoi vous vous êtes rendu en toute hâte dans cette maison de Louxor et ce que vous avez dit à cet horrible bonhomme ?

Emerson se mit en devoir d’expliquer. Je n’ai jamais entendu mélange aussi peu convaincant de mensonges et de demi-vérités, mais bien sûr je connaissais Emerson mieux qu’elle. Après avoir péroré sans fin à propos de pilleurs de tombes, de la cache royale de Deir el-Bahari et d’autres sujets sans rapport, il conclut avec éloquence :

— Je me doutais que c’était Hamed qui avait envoyé le tueur aux trousses de David. Le garçon en savait trop – et maintenant il m’a dit ce qu’il savait.

— Ainsi donc, vous allez pénétrer dans la tombe demain matin ? C’est palpitant ! Je suis follement impatiente.

Elle leva des yeux brillants vers Emerson.

Nefret, qui cheminait à côté de moi, marmotta quelque chose entre les dents. Je décidai de ne pas relever.

Il me sembla qu’Emerson avait négligé un danger potentiel, mais lorsque j’allai examiner mon patient, je m’aperçus que cette inquiétude était, malheureusement, infondée. Quand nous nous retrouvâmes à table pour le déjeuner, je déclarai, sans mentir, que David était trop malade pour être interrogé.

— Je craignais que cela ne se produise. Il y a de l’infection dans l’air ici et son pied est purulent depuis des semaines. Le garçon est fiévreux et à demi conscient. J’ai l’intention de le maintenir aux calmants et de ne le réveiller que pour le faire boire.

Après le déjeuner j’allai au chevet du garçon, car son état m’inquiétait réellement. Emerson me rejoignit bientôt.

— Bravo, Peabody. Marmaduke ne l’importunera pas si elle pense qu’il… Oh, bon sang ! Vous disiez la vérité. Il est effectivement malade.

Tordant un linge, j’essuyai le visage et la poitrine osseuse du garçon.

— Je crois qu’il s’en tirera, Emerson. J’ai soigné avec succès des cas plus désespérés.

— Je le sais bien, Peabody. (Emerson posa une main sur mon épaule.) Bien que j’aie toujours pensé que vos succès tenaient moins à vos compétences médicales qu’à votre opiniâtreté acharnée. Personne n’aurait l’audace de mourir soigné par vous.

J’étais sur le point de répliquer par une remarque aussi tendre quand Ramsès se glissa dans la cabine.

— Nous pouvons parler à présent, chuchota-t-il. Nefret prend un cours de littérature avec Miss Marmaduke.

— Très astucieux de la part de Nefret d’avoir pensé à ça, observai-je.

— C’est moi qui l’ai suggéré, dit Ramsès. J’ai formulé la chose de telle façon qu’aucune des deux ne pouvait refuser. Père…

— Oh, là, là, m’exclamai-je. Maintenant elle va vouloir se venger de toi, Ramsès. J’aimerais vraiment que tu essaies de mieux t’entendre avec Nefret. Frère et sœur…

— Ce n’est pas, coupa Ramsès, ma sœur. (Sans me laisser le temps de rétorquer, il se tourna vers Emerson.) Père, vous n’avez pas encore daigné me mettre dans la confidence, mais je crois avoir deviné vos intentions. En réalité, vous n’avez pas localisé la tombe. Vous espérez le faire ce soir, en suivant les voleurs qui, eux, connaissent l’emplacement.

— J’avais eu l’intention de vous le dire, lâcha Emerson avec résignation. Vu que j’étais sûr que vous le devineriez de toute façon. Le plan est le suivant…

Un faible gémissement tourna notre attention vers notre patient. Il remuait à peine, les yeux mi-clos, mais lorsque je lui adressai la parole, il n’y eut pas de réponse, et l’eau que je portai à ses lèvres dégoulina sur son menton.

— Il faut qu’il prenne de l’eau, dis-je. La déshydratation est le plus grand danger. Emerson, tenez…

— Laissez-moi essayer, Mère. (Ramsès me prit la tasse des mains.)

Il parla doucement à l’oreille de David. La réaction fut étonnante. Les yeux ternes s’éclairèrent d’une lueur d’intelligence, et les lèvres enflées s’entrouvrirent docilement. Soutenu par le bras vigoureux d’Emerson, il but.

— Un petit peu de laudanum, à présent, dis-je en mesurant la dose et la mélangeant à l’eau. (Il le but également.)

— Eh bien ! m’exclamai-je, comme Emerson le rallongeait sur le coussin. Comment as-tu réussi, Ramsès ? Et, je t’en prie, ne me dis pas que tu l’as hypnotisé ou menacé.

— Je lui ai sauvé la vie, expliqua Ramsès. Nous sommes frères de sang. Ou du moins nous le serons dès qu’il aura la force de donner assez de ce fluide vital pour pratiquer la cérémonie idoine. Je ne l’ai pas jugée souhaitable en la circonstance.

— Et tu as eu raison, acquiesça Emerson, en me regardant replacer le flacon de laudanum sur la table. Euh… Peabody…

— Prenez le flacon, je vous en prie, Emerson.

— Je préférerais que ce soit vous qui le fassiez, Peabody. Seulement, ne forcez pas sur la dose, hein ? Nous voulons que Miss Marmaduke dorme bien ce soir, non qu’elle reste hébétée plusieurs jours. Et, Ramsès…

— Oui, Père ?

— Oublie cette idée tout de suite. Je te l’interdis formellement.

— Mais, Père, si Nefret ne dort pas quand nous partirons, elle insistera pour nous accompagner ce soir. Et vous n’allez sûrement pas permettre à une femme… (Il s’interrompit et déglutit en me jetant un coup d’œil craintif.) Une jeune femme, une jeune fille, à vrai dire…

— C’est à ta mère de prendre la décision, décréta Emerson. Mais je crois savoir ce qu’elle dira.

— En effet, Emerson. Elle est jeune, et elle est du sexe féminin, mais malgré ces effroyables handicaps, elle a fait preuve de sa capacité à prendre soin d’elle – et des autres. (C’était un coup bas. Ramsès n’aimait pas qu’on lui rappelle le jour où Nefret l’avait tiré d’affaire, mais j’estimais qu’il fallait le remettre à sa place. Sans me soucier de son regard plein de reproche, je poursuivis :) Elle fait partie de notre famille.

— Tous pour un et un pour tous, approuva gaiement Emerson. Je te conseille de renoncer, Ramsès. Cela fait des années que j’essaie de laisser ta mère en dehors de ces affaires-là, et je n’y ai jamais réussi une seule fois. Nefret est de la même race, me semble-t-il. Donc, Peabody, vous vous arrangerez pour que Miss Marmaduke dorme bien cette nuit ?

— Si vous estimez que c’est nécessaire. D’ordinaire elle va se coucher de bonne heure.

— Je veux être certain qu’elle aille se coucher de bonne heure et qu’elle reste au lit. (Emerson caressa sa fossette.) Elle est peut-être aussi sotte et inoffensive qu’elle en a l’air, mais le fait demeure que c’est elle qui est entrée en rapport avec nous, et non l’inverse. Certes, nous n’avions aucune raison de trouver cela suspect à l’époque.

— Non, mais la situation a changé et je suis d’accord pour ne prendre aucun risque. À quelle heure voulez-vous partir ?

— Dès que la nuit sera tombée. Ils feront pareil. Ils ont une longue nuit de travail devant eux.

Je finis d’essuyer David et le recouvris d’un léger drap.

— Vous croyez vraiment que les voleurs vont retourner à la tombe ce soir ?

— Si ce n’est pas le cas, nous n’aurons rien perdu, répondit Emerson. Mais il y a des chances pour qu’ils m’aient cru quand j’ai prétendu connaître l’emplacement de la tombe, et ils tiendront à en subtiliser le plus possible avant que nous ne nous mettions au travail. Nous avons fait des allées et venues peu discrètes, Peabody, en proférant des menaces et en donnant des coups de pied dans la fourmilière. J’aurais fort bien pu apprendre la vérité par d’autres sources.

— Idée très ingénieuse, Père, dit Ramsès de son air le plus condescendant. Mère, si vous avez autre chose à faire, je vais rester un moment avec David.

Je le remerciai. Mais j’emportai le flacon de laudanum.

 

*

***

 

Vu qu’il n’était pas question de perdre une minute, je décidai de ne pas mettre le laudanum dans le café de Miss Marmaduke comme j’en avais eu l’intention à l’origine. Je sélectionnai un bourgogne capiteux pour accompagner le repas. Le liquide noir et visqueux s’y mêla très bien, et le vin était assez foncé pour que la couleur ne se remarque pas. Miss Marmaduke n’était pas assez connaisseuse pour savoir que l’on ne sert jamais de bourgogne avec du poulet, et elle l’apprécia visiblement. Je dus la soutenir quand elle se leva de table, marmonnant des excuses incohérentes pour son extrême fatigue.

Nous avions fait nos préparatifs. Daoud et Selim devaient nous accompagner, tandis qu’Abdullah resterait sur le bateau à monter la garde. Il n’était guère enchanté de ne pas être des nôtres, mais si nous avions des ennuis, nous préférions avoir des hommes plus jeunes et plus agiles pour nous prêter main-forte. Nous nous rassemblâmes sur le pont, attendant que Daoud revienne de son expédition de reconnaissance. Notre départ devait passer inaperçu.

— Maintenant, est-ce clair ? dit doucement Emerson. Ils ont le choix entre deux itinéraires pour arriver – soit ils prendront le chemin de la montagne depuis Deir el-Bahari, soit ils suivront le pied de la colline depuis le nord. Ramsès, toi, Nefret et Daoud couvrirez le chemin du nord. Rappelez-vous, vous ne devez intervenir en aucune façon. Ne vous montrez pas et restez loin derrière eux. Une fois qu’ils seront entrés dans la tombe, marquez l’emplacement et venez nous rejoindre. Nous serons…

— Je connais le terrain aussi bien que vous, Père, dit Ramsès. Et vous m’avez déjà expliqué le plan trois fois. Voici Daoud. Il nous fait signe de nous mettre en route.

Nous descendîmes l’échelle de coupée en file indienne et allâmes nous cacher à l’ombre d’un bosquet de palmiers. C’est là que nous enfilâmes nos déguisements – des galabiehs comme celles portées par les villageois, des bouts de tissu enroulés autour de la tête et des foulards qui nous masquaient le bas du visage. Je dois dire que Nefret n’était pas très convaincante en Arabe, même une fois dissimulés ses cheveux blonds.

Il était encore tôt selon des critères européens, mais les villageois de la rive ouest, comme partout à la campagne, se couchent avec le soleil et se lèvent avec lui. La plupart d’entre eux, ceux que nous espérions rencontrer, travaillent uniquement la nuit.

Nous croisâmes seulement des chèvres curieuses et des chiens qui aboyaient comme nous traversions les champs verts cultivés, évitant les groupes de huttes grossières. Ne brillait qu’une demi-lune, mais la lumière était suffisante pour nous permettre de distinguer le chemin. Le clair de lune illuminait les pâles colonnades du temple de Deir el-Bahari, et dans la maison d’expédition du Fond d’Exploration de l’Égypte, maintenant occupée par notre ami Howard, brillait de la lumière. Nous l’évitâmes soigneusement. Si Howard avait su ce que nous manigancions, il aurait certainement désapprouvé, surtout en raison du danger que nous courions.

Il y avait du danger si le plan d’Emerson réussissait. Les habitants de Gourna avaient déjà attaqué des archéologues, et des hommes comme Riccetti méprisaient encore plus la vie humaine. Une fois que nous eûmes traversé l’étendue désertique à découvert puis entamé l’ascension de la colline, je me risquai à parler.

— Vous croyez qu’ils vont emprunter ce chemin ?

— Sinon, pourquoi aurais-je envoyé Ramsès et Nefret dans l’autre direction, où le chemin est trop sinueux pour les hommes que nous cherchons ? Ils arriveront depuis Gourna, et la tombe doit être en hauteur. Les pentes en contrebas ont été passées au peigne fin par les archéologues – si l’on peut qualifier Mariette d’archéologue…

— Emerson.

— Mmm, oui. Donnez-moi la main, Peabody, cette partie est un peu escarpée. (Il m’aida à monter sur un rebord, puis poursuivit :) Comme vous le saviez parfaitement, Peabody, j’ai raconté des bêtises. Je crois vraiment que les voleurs retourneront à la tombe ce soir, mais la zone est assez vaste, et sans renseignements plus précis que les indices savants et abstrus dont j’ai discuté avec vous il y a quelques jours, nous pourrions errer dans ces collines toute la nuit sans trouver des hommes qui vont manifestement tenter de ne pas se faire repérer. Heureusement, j’ai des informations plus précises. Vous vous rappelez que j’ai posé à Sir Edward une question sur la mort d’un ouvrier au cours des fouilles de Northampton l’année dernière ? En réalité j’avais déjà vérifié si la chose était exacte auprès de Newbury. Comme Sir Edward – le snob anglais par excellence ! –, Newbury ne considérait pas la chute mortelle d’un fellah comme quelque chose d’important, mais lorsque je l’ai questionné, il a su me dire approximativement où avait eu lieu ce prétendu accident. Il ne sait toujours par pourquoi j’étais si intéressé, ajouta Emerson avec un ricanement sardonique.

— Mais moi, je sais.

— Bien sûr, Peabody.

— Ainsi, voilà pourquoi vous aviez tellement envie de voir M. Newbury ! Pourquoi dia… Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit, et pourquoi n’avez-vous pas abordé le sujet durant notre dîner ?

— Parce que, répondit Emerson en m’adressant le genre de sourire qui conduit les épouses à des actes de violence, je lui avais déjà rendu visite. Après avoir réfléchi à la question, j’ai décidé qu’il était préférable de solliciter un entretien privé. J’avais entendu parler de la mort de l’ouvrier, mais je n’y avais guère prêté attention sur le moment. C’est seulement quand j’ai compris qu’un certain nombre de gens recherchaient cette tombe que je me suis dit que cet incident était peut-être significatif.

— L’homme s’était approché trop près de la tombe, commentai-je. Ou bien il était carrément tombé sur les voleurs alors qu’ils étaient en pleine activité. Bravo, Emerson. Vous connaissez donc l’emplacement ?

— Grosso modo. Nous ferions mieux de nous taire à présent. Tu es là, Selim ?

Une fois au sommet, nous fîmes halte pour reprendre souffle. Derrière nous et en contrebas, nous apercevions l’étroite langue verte qui borde le Nil. Devant nous, sur des centaines de kilomètres, s’étendait une terre aussi stérile qu’un monde mort. Des crevasses et des oueds, des canyons et de profondes vallées trouaient la surface du plateau.

Ses pentes étaient sillonnées de chemins, dont certains étaient fort anciens. L’un des plus anciens va de la Vallée des Rois jusqu’à Deir el-Bahari et continue vers le sud le long de la corniche, en direction du Ramesseum et de Medinet Habou. Nous partîmes vers le nord, en suivant un chemin moins précis, qui serpentait à flanc de coteau. Malgré sa taille, Emerson avait le pied aussi sûr qu’une chèvre sur un tel terrain et il semblait en connaître chaque centimètre, car il choisissait toujours l’itinéraire le plus facile.

Lorsqu’il fit halte, nous étions proches du sommet de la colline. Il y avait une pente escarpée en dessous et une étendue désertique de corniches déchiquetées, de canyons et de crevasses derrière et devant. Nous nous assîmes à l’ombre d’un tas de pierres et je passai mon bidon à la cantonade. Les yeux de Selim étincelèrent. Je savais que sa respiration précipitée n’était pas due à la fatigue. C’est moi qui avais suggéré qu’il nous accompagne et laisse à Daoud, plus âgé et plus placide, le soin de surveiller les enfants. Ramsès savait mener le pauvre Selim par le bout du nez – tout comme moi. Je lui souris et portai un doigt à mes lèvres. Il hocha la tête énergiquement.

Bientôt Emerson se mit à s’agiter. Cela ne m’étonna nullement. Attendre n’est pas son fort. Je m’approchai de lui et le fis taire un moment, mais heureusement nous n’eûmes guère à attendre. La lune s’était couchée et le versant de la colline était plongé dans l’obscurité. L’un des hommes qui approchaient avait dû trébucher ou se cogner le pied. Son cri de douleur involontaire fut assez fort pour porter sur une certaine distance.

Emerson se leva à demi.

— Enfer et damn…

Je lui plaquai les deux mains sur la bouche. Au bout d’un moment il se calma et j’estimai que je pouvais sans danger ôter mes mains.

— Chut ! soufflai-je.

Les murmures et les bruits continuèrent un certain temps, et mes yeux, à force de scruter, finirent par distinguer, non pas des silhouettes isolées, mais toute une colonne sombre en mouvement. Combien étaient-ils ? Plus d’un ou de deux, assurément. Ils semblaient être en train de se disputer. Peu à peu leurs voix gagnèrent en intensité, et un chuchotement rauque perça le silence de la nuit.

— Il a menti, je vous le dis ! Qu’est-ce que nous fera le Maître s’il apprend…

Une autre voix sifflante l’interrompit pour protester. Enfin le silence se fit ; un accord momentané avait dû être trouvé. Puis on entendit des mouvements furtifs. Des cailloux roulèrent en s’entrechoquant ; quelque chose grinça sur un rocher.

Emerson n’y tint plus. Il se redressa sur un genou. Je saisis fermement son turban et collai la bouche contre son oreille.

— Emerson, attendez qu’ils soient tous entrés dans la tombe. Puis nous partirons tout doucement…

— Pour les laisser piller ma tombe ? (Son chuchotement furieux résonna comme la voix d’une divinité outragée. Il tourna brusquement la tête, m’abandonnant son turban, et se dressa de toute sa hauteur. Il fit passer sa galabieh par-dessus la tête et me la jeta.) Vous et Selim, allez chercher Carter.

— Emerson ! Au moins, prenez…

Mais avant que je ne puisse me dégager de l’enchevêtrement des plis de sa tunique, il était hors de portée. Pistolet à la main, je le suivis aussi vite que je l’osai. Selim, le souffle court tant il était surexcité, était sur mes talons.

J’aperçus Emerson debout sur un rebord à quelque trois mètres en contrebas du chemin. Ce rebord était si petit que le bout de ses bottes dépassait, surplombant un trou béant aussi sombre et étroit que le gosier d’un crocodile.

— Ah vous voilà, Peabody. Attendez une minute, je reviens tout de suite.

Et sans autre forme de procès il s’agenouilla, s’agrippa au bord du rocher et se lança dans la crevasse.

Le silence et la prudence n’étaient plus nécessaires. Soit Emerson allait atterrir dans la tombe, soit il allait passer devant en tombant vers le fond du ravin, avertissant à coup sûr de sa présence ceux qui étaient à l’intérieur.

Bien que tous mes muscles et tous mes nerfs fussent tendus par le besoin d’agir, je me forçai à garder mon calme. C’est un exercice auquel je me suis habituée après avoir vécu tant d’années avec Emerson. J’ôtai ma propre galabieh et la jetai de côté. Puis je m’allongeai par terre et j’allumai une chandelle.

La pente n’était pas escarpée. En temps ordinaire je n’aurais pas hésité à m’y attaquer, me servant de ma fidèle ombrelle comme d’une canne. Dans les circonstances présentes, vu que je risquais d’être précipitée au fond d’un gouffre sans fond si je glissais, je décidai de ne pas courir le risque. Posant à regret ombrelle et bougie, j’ordonnai à Selim de s’allonger à plat ventre au bord du gouffre et de me donner la main. Abdullah aurait discuté avec moi (pas très longtemps, certes). Selim ne discutait jamais avec moi, mais il l’aurait fait s’il avait osé. Nos visages étaient tout près l’un de l’autre lorsque j’entamai la descente, agrippée à sa main. Il écarquillait tellement les yeux que ses globes oculaires luisaient comme des œufs de pigeon.

Mes pieds n’avaient pas tout à fait touché le rebord quand je dus lâcher la main de Selim, car sa tête, ses épaules, ainsi que son bras, dépassaient du bord. Il y eut un instant désagréable lorsque ma botte glissa ; le métal crissa sur la pierre ; Selim poussa un cri étouffé.

— Tais-toi, Selim, sifflai-je. Je suis sur le rebord. Tout va bien.

— Oh Allah ! Sitt Hakim…

— Chut !

Ce n’était pas tellement que j’eusse peur d’être découverte – bien que, si Emerson se trouvait entre les griffes d’une bande de pilleurs de tombes prêts à tout, la surprise fût sans doute ma meilleure arme quand je ferais irruption parmi eux –, mais je voulais écouter. Je ne distinguais rien en dessous sinon les ténèbres. Toutefois, j’entendais des bruits. Le gouffre n’était pas sans fond, mais il était très profond. Les bruits étaient ténus et impossibles à identifier. Les gémissements d’un homme mortellement blessé ? La chute d’un cadavre ? Celui d’Emerson ? Mes mains tremblaient tellement que je dus griller trois allumettes avant de pouvoir allumer une autre chandelle.

Une corde était attachée à un éperon rocheux qui faisait saillie. Elle disparaissait dans l’obscurité, comme Emerson avait disparu. Je me mis à genoux et la tâtai. La corde était lâche ; aucun poids ne la tendait. Vivant ou mort, tombé ou triomphalement parvenu au but, Emerson n’était pas accroché à la corde. Je la saisis, puis m’enfonçai dans l’obscurité.

Je descendis les premiers mètres plus rapidement que je ne le souhaitais, mais je parvins finalement à serrer les genoux autour de cette fichue corde toute fine, et je pus continuer plus lentement. La descente fut longue – il y avait plus de vingt-cinq mètres, comme nous le découvrîmes ultérieurement. Les bruits que j’avais entendus n’étaient plus audibles. Oh, Ciel, pensai-je, vais-je arriver trop tard ?

L’obscurité était épaisse. J’aurais peut-être manqué l’entrée si le bout de la corde ne s’était trouvé juste en dessous. Cela me surprit fort, et l’espace d’un désagréable instant je restai tout bonnement accrochée des deux mains à la corde. Puis la pointe de ma botte trouva une anfractuosité et mes yeux discernèrent une faible lueur. Faible en réalité, mais aussi vive qu’un fanal pour des yeux accoutumés à l’obscurité totale.

L’entrée de la tombe était taillée dans le flanc de la gorge. D’environ deux mètres carrés, elle était obstruée de gravats à l’exception d’un étroit tunnel creusé par les voleurs. La lumière provenait de l’extrémité du tunnel. Grâce aux trous dans la paroi – lesquels, compris-je, n’étaient pas naturels, mais avaient été faits par l’homme –, je m’introduisis dans le tunnel. Rampant aussi vite que possible, je ne me souciai guère des égratignures, dues aux pierres tranchantes qui me griffaient les mains et les genoux.

Je débouchai soudain dans une petite chambre faiblement éclairée. Avant que je ne pusse en distinguer les détails, je fus empoignée et relevée, tandis que mes bras étaient plaqués le long de mon corps.

Bien que mon cerveau fût brûlant de fièvre archéologique, je n’eus plus d’yeux que pour Emerson. Il était vivant ! Il était debout, indemne ! Il était également furieux, et avec raison. Une silhouette enturbannée et vêtue d’une grande robe, le visage dissimulé par un foulard, tenait un pistolet appliqué contre sa tête.

— Bon sang, Peabody ! commença-t-il. Je vous avais dit…

L’homme écarta le bras et frappa. Le coup était superficiel, mais je poussai un cri alarmé.

— Calmez-vous, Emerson ! Ne courez pas le risque d’un autre coup à la tête.

Il était trop en colère pour écouter cet excellent conseil.

— Lâchez-la, espèce de…, de…

Il s’interrompit au moment où l’individu qui m’immobilisait obéissait promptement – non à l’ordre jeté par Emerson, mais au hochement de tête de l’individu qui tenait le pistolet. Je n’étais pas une menace pour eux. Mon propre pistolet était dans ma poche, et je n’aurais pas osé l’utiliser alors que l’autre arme était pressée contre la tempe d’Emerson.

L’homme qui m’avait tenue était habillé comme le premier, et il y en avait un troisième, tout aussi anonyme avec sa grande robe, son turban et son foulard. Où étaient donc les autres ? M’étais-je trompée quant à leur nombre ?

Rassurée sur la santé d’Emerson (pour le moment du moins), j’eus le loisir de regarder autour de moi. Il était difficile de distinguer les détails, car la seule lumière provenait d’une lanterne de facture européenne tenue par le troisième homme, mais j’en vis assez pour que montât la fièvre archéologique. Des éclats de pierre et des fragments d’autres matériaux jonchaient une partie du sol. À certains endroits, les gravats avaient été déblayés ou repoussés. Vers l’extrémité de la chambre ils avaient été entassés, montant à mi-hauteur contre l’ouverture dans ce mur-là. Encadrée par un lourd linteau et des jambages portant des inscriptions, l’ouverture avait été obstruée par des pierres parfaitement taillées. Un carré noir en trouait la surface, là où l’une des pierres avait été retirée. Cette preuve de l’effraction des voleurs, qui avaient donc pénétré dans les chambres suivantes – peut-être dans la chambre mortuaire elle-même –, était un peu décourageante, mais ce que je vis sur le mur à gauche de la porte me coupa le souffle. La tombe était décorée !

Des fragments de pierre entassés et des ombres épaisses dissimulaient la plupart des surfaces peintes. La lueur de la lanterne éclairait faiblement une seule partie d’une scène unique – la tête et le tronc d’une femme, ainsi que les mains qu’elle levait à hauteur des épaules. Celle-ci était nommée par une inscription hiéroglyphique incomplète. Je distinguais la forme incurvée d’un cartouche, mais pas les hiéroglyphes eux-mêmes. Toutefois, je la reconnus comme si j’avais rencontré une vieille amie. L’aile de la même couronne en forme de vautour sur sa statue encadrait un profil familier.

J’eus un geste impulsif vers Emerson. Le grondement de mon époux et la main levée d’un des hommes me rappelèrent que les investigations archéologiques n’étaient peut-être pas ce qu’il y avait de plus approprié pour le moment. Après avoir échangé coups d’œil et hochements de tête, le même individu dont le geste m’avait arrêté chuchota d’une voix rauque, manifestement déguisée.

— Il ne vous sera fait aucun mal si vous ne résistez pas. Mettez les mains dans le dos, dit-il à Emerson qui le fusilla du regard.

— Je crois, Emerson, que nous devrions lui obéir, dis-je. Sinon nous nous retrouverons dans une situation encore pire, et je ne vois pas comment même vous pourriez les empêcher de faire ce que bon leur semble.

Ce raisonnement logique était irréfutable, mais je ne me rappelle pas avoir vu Emerson aussi exaspéré. Il ne cessait de jurer entre ses dents tandis qu’ils nous ligotaient les mains et les pieds. Emerson, têtu, insista pour rester debout, mais un des hommes me força, sans trop de rudesse, à m’asseoir. Cela fait, ils s’en furent, s’introduisant en rampant dans le tunnel l’un après l’autre. Je leur fus reconnaissante de laisser la lampe.

— J’espère que Selim a eu l’idée de courir chercher de l’aide, dis-je anxieusement.

Le visage d’Emerson vira au pourpre alors qu’il tirait sur ses liens. Entre deux grognements arrachés par l’effort, il lâcha :

— Je ne pense pas… qu’il nous entendrait… si nous appelions.

— Sans doute pas. Mais il finira par nous trouver, il m’a vue descendre. Cessez de vous débattre, Emerson, vous allez vous fatiguer, voilà tout.

— Je veux sortir de ce maudit endroit, dit-il avec humeur. Vous n’avez pas emporté votre couteau, Peabody ?

— Si, mon chéri. Et j’essaie en ce moment même de l’attraper. Calmez-vous.

Au bout d’un moment, Emerson reprit, d’une voix toute différente :

— Ils n’ont pas pu emporter la momie ni le sarcophage, Peabody. Cette ouverture doit mener à la chambre funéraire, mais elle fait seulement cinquante centimètres carrés.

— J’ai remarqué. Et les peintures – oh, Emerson, c’est bien la tombe de Tétishéri ! Je la reconnaîtrais n’importe où. Passionnant ! Ah… Voici ce couteau. Je vais m’approcher de vous en sautillant et… Oh, là, là, il n’est pas commode de garder l’équilibre avec tous ces gravats dégoûtants. J’ai l’impression que je viens de marcher sur un os.

La tête d’Emerson pivota brusquement vers l’entrée du tunnel. Il se tourna, colla sans ménagement ses mains entravées contre les miennes et, après avoir tâtonné, réussit à introduire la lame du couteau entre ses poignets.

— Dépêchez-vous d’ôter ces fichues cordes, Peabody. Ils reviennent.

La déesse hippopotame
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